Monique Heitzler

Mon petit jardin de paradis

Un jardin m’est échu, je n’avais pas osé en rêver.  Je le tiens de ma mère qui le tenait de sa famille. À la fin de sa vie, le terrain loué avait été abandonné. Un supermarché avait poussé à proximité.

Vint le moment du partage. Du jardin, mes frères ont fixé le prix, raisonnable tant cet îlot leur paraissait misérable. Un matin, j’ai su clairement qu’il fallait garder cette petite parcelle. J’ai acquis cet îlot. Il fallait l’entourer de respect et en prendre soin.

Lorsque j’ai poussé la porte de fer, elle a grincé. Des broussailles avaient tout envahi. Entre les arbres fruitiers, les ronces avaient dévoré le potager et le verger de mes aïeux, leur garde – manger tout au long du siècle dernier ! Foin de la nostalgie. Sur le seuil une senteur discrète me saisit et me fige. Comme un parfum de jasmin qui m’invite à m’aventurer entre les rejets de houx pour m’approcher… d’un seringa enfoui, à dégager dare-dare !

Libéré, l’arbuste va se développer jusqu’à embaumer tant et plus, à la mi-mai. Les lilas  et les espaliers qui ceignent ce jardin clos ont forci. Taillés, ils fleurissent et fructifient. Une herbe tendre pousse dès les friches débarrassées de leurs fourrés. Du sol souple où ils reposaient, des bulbes ont senti qu’un espace d’air et de lumière leur était offert, de l’eau de pluie leur parvenait. Or de l’eau coule la vie. Des lys orange vif un jour ont surgi, la terre avait gardé bien au chaud les oignons plantés par ma grand-mère, modiste et jardinière. Entre rosiers rouges résistants et lys orange ardents, des harmonies de couleurs ont jailli et vibré. Sur les corolles, des abeilles s’attardent et bourdonnent tout l’été.

À son tour, ma mère avait voulu un cèdre de l’Atlas, il s’est élevé très haut en Alsace. Des nuées d’oiseaux nichent au creux de ses branches couleur d’océan bleu et gris. Meurtri par une tempête d’hiver, sa guérison se confirme. Élagué, il se remet, la sève ne coule plus le long de son tronc. Le soir, quelques poules en liberté se  risquent sous le grillage, elles viennent se régaler de vers et d’herbe sur une terre restée à l’état de nature, j’accueille comme une offrande leur léger fumier.

A mon tour, j’ai planté un petit pommier d’une espèce devenue rare. Il a résisté à l’été brûlant. Un automne de pluies lui a redonné vigueur. Il donnera en son temps de petites pommes grenat à chair très blanche qui se conservent en décembre, si belles qu’on les suspendait aux arbres de Noël avant l’ère plastique et synthétique.

Le petit plant vient d’Allemagne. Car la connexionVerbundenheit – entre les deux rives du Rhin est rétablie. Le fleuve a cessé d’être un égout à ciel ouvert, les poissons sont de retour, des saumons ont été aperçus !  Mon petit pommier de Noël sera l’arbre de la paix. Dans mon humble jardin de paradis, une table à l’ombre attendra mes amis. Ils fouleront l’herbe douce et en oublieront leurs soucis. Avec des arbres, des pluies et des plantes, faire croître de la fraicheur, protéger l’eau et produire de l’oxygène n’est pas une utopie ! Juste un petit lieu qui reprend vie et vivifie.

Au milieu des fleurs, des fruits et des branches, nous serons heureux. Encore un peu. A deux pas coule une rivière. La forêt alentour ne brûle pas encore.

Monique Heitzler, journaliste Strasbourg

et la première version plus longue…

Pour un petit jardin de paradis

La porte de fer grince, elle a rouillé. Mais dès l’entrée, une odeur exquise me parvient, celle du jasmin respiré avec délice une nuit d’été, à Tunis, il y a longtemps. Beaucoup d’eau a coulé sous le pont de la rivière proche, depuis lors. Je suis sur le seuil d’un petit jardin clos à l’entrée d’une vallée qui s’ouvre entre un versant planté de vignes et une colline où courent les forêts, en Alsace. 

Nous sommes en mai, le lilas a fleuri, la végétation est humide.  Du lieu où je peux pénétrer, je possède la clé. Aucun doute, le parfum qui flotte dans l’air signale un seringa enfoui sous les  ronces, trace sûre de ma grand-mère. Elle aimait le beau et le bon, et cette senteur est délicieuse. Jamais je n’aurais osé rêver d’un jardin qui m’appartiendrait, d’un lieu où faire pousser des roses, des fraises et des framboises. Sur cet ilôt de terre qu’assiègent les ronces et des rejets de houx, je songe aux petits jardins de paradis admirables, entrevus sur des tableaux remontant à la Renaissance rhénane : « Paradiesgaertlein »  ou petit jardin de paradis, comme on les appelait en allemand. Que l’on imagine un lieu clos, ceint de rosiers où s’égaient des oiseaux, dans lequel s’étend un  gazon piqué de corolles blanches et de clochettes de muguet, de tiges et de feuillages à baies rouges, airelles ou fraises des bois, tapis que s’apprêtent à fouler un ou plusieurs visiteurs. Une table les attend, vraie merveille ! Est-ce un rêve? Une utopie ? Qui n’aurait plus lieu d’être aujourd’hui ? À oublier en cours d’ère industrielle et commerciale ? Celle de l’argent roi poussant en périphérie des villes, zones grises où coule le béton, plus rare pour les paysans qui arrosent leurs sillons d’une eau mêlée au poison des pesticides dans l’espoir de récolter davantage. Une abeille n’y survit pas, les alouettes succombent. Les hommes font mine d’ignorer que les substances toxiques finissent dans l’eau de la nappe phréatique qu’ils boivent.

Or de l’eau coule la vie. Toute fraîche, elle abonde au robinet du jardin. Il a fallu la rationner l’été dernier, la sécheresse a sévi.  Mais nous avons dégagé le seringa dissimulé par les broussailles qui poussaient jusqu’à l’étouffer, il s’est arrondi, ses fleurs embaument. D’un bout de plate-bande qui a revu le jour et reçu de l’eau, des lys orange vif ont surgi en un buisson ébouriffé, près des rosiers, rouges et roses, rustiques et résistants.  Des harmonies de couleurs hardies en ont surgi, de celles qui vibrent et que seuls de grands couturiers avaient osé produire jusqu’ici. Enfouis et protégés par le sol souple, les bulbes que ma grand’mère Agathe, modiste et jardinière, y avait déposés, avaient attendu patiemment les conditions favorables à leur floraison.

Après elle, ma mère conçut l’idée de faire planter un cèdre de l’Atlas sur la petite terre qui lui était échue. Ses longues branches, couleur d’océan gris et bleu, égaré en terre continentale, abritent aujourd’hui des nuées d’oiseaux et de butineuses. En début soirée, une petite bande de poules se promène en liberté, elle se glisse sous le grillage entre cèdre, lilas et espaliers anciens qui ont forci. Elles arrivent en début de soirée et se régalent de vers sur cette terre dénuée de tout engrais, y laissent comme une offrande leur léger fumier.  Je les accueille avec reconnaissance dans le jardin dont j’ai pris possession à mon tour.

Le partage, cette fois, a été équitable. J’ai payé à mes frères et sœurs le prix requis qu’ils avaient eux-mêmes fixé, très raisonnable tant ce lopin délaissé par ma mère en fin de vie, leur semblait misérable. Un beau matin j’ai deviné qu’il fallait le garder. L’entourer de respect et en prendre soin. Les arbres fruitiers, taillés, reprennent de la vigueur. Le cèdre, élagué après une tempête meurtrière, se remet. Sa guérison se confirme, les coulées de sève qu’il déversait  sur son tronc se sont taries. Un automne de pluies a fait se lever une herbe plus verte et des soucis que la chaleur avait dissuadés de pousser au printemps, dans le jardin rafraîchi, quelle lumière! Un ami botaniste m’a procuré un plant de pommier d’une espèce ancienne qui se fait rare. Je désirais tant ses petites pommes grenat à chair blanche. Peu sucrées, elles se conservent en hiver, si jolies qu’elles étaient suspendues aux branches de premiers arbres de Noël, en décembre. C’est dire si ce plant m’enchantait.

Embarrassé, l’ami m’a révélé, confus, que son petit plant vigoureux venait d’Allemagne. Était-ce gênant ? L’espèce pousse des deux côtés du Rhin. Des horreurs des guerres mondiales, la première et la deuxième, mes grands-parents et mes parents se souvenaient quand nous étions enfants. Ils en pleuraient et riaient à la fin des banquets de famille des années cinquante, haïssant et moquant les Allemands qui les avaient fait tant souffrir. Aujourd’hui, ils reposent tous au cimetière, de l’autre côté de la rivière. Le travail de mémoire se poursuit. Mis en mots, il rend possible la relation, de part et d’autre du fleuve, la connexion – « Verbundenheit » en allemand – est rétablie.

Mon petit pommier de Noël est l’arbre de la paix. Dans l’eau du fleuve qui a cessé d’être un égout à ciel ouvert, reviennent les saumons. C’est à peine croyable, ces poissons se risquent à nouveau dans la région. Dans mon petit jardin de paradis viendront les amis. Nous mangerons ensemble à l’ombre des arbres d’hier et d’aujourd’hui. Nous aurons de la fraîcheur, de l’ombre et de l’oxygène, des fruits délicieux. Nous serons heureux.

Monique Heitzler, journaliste Strasbourg

*« Christkindler» : arbre de l’enfant Jésus (traduction littérale)